Rencontre avec un ''déserteur'' : Loïc

05/08/2016
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ici Grenoble publie aujourd'hui le second volet d'une série d'entretiens avec des ''déserteurs''.

Des ingénieurs, des fonctionnaires, des salarié-e-s qui ne voient plus de sens dans ce qu'ils font. Qui ne veulent plus cautionner des systèmes absurdes ou nuisibles à leurs yeux. Qui disent ''stop''. Qui claquent la porte, ou qui préparent leur sortie en douceur. Qui tentent de répondre à cette question que toute personne révoltée par la société se pose tôt ou tard : comment subvenir à ses besoins matériels par une activité ayant du sens ?

Voici l'interview de Loïc, ancien ingénieur dans une multinationale de l'eau en Rhône-Alpes. Il y a douze ans, il a claqué la porte de son entreprise pour des raisons politiques et morales.

Désormais paysan bio dans les environs de Grenoble, Loïc apporte un témoignage stupéfiant sur les pratiques frauduleuses de son entreprise, sur la face cachée d'une usine de dépollution des eaux, sur des pistes d'évasion possibles.

* * *

ici Grenoble : Dans quelle entreprise travaillais-tu ?

Loïc : Je ne vais pas vous dire précisément laquelle. Je vais révéler dans cette interview des pratiques frauduleuses. Mais comme vous allez le comprendre, je ne dispose pas de suffisamment de pièces à conviction en cas de procès. Disons que je travaillais dans une grande station de dépollution des eaux en Rhône-Alpes.

Que faisait cette station ?

Elle recueillait et recueille toujours presque toutes les eaux usées, les eaux pluviales et certaines eaux industrielles d'une agglomération. Il faut imaginer une grande usine où les eaux usées arrivent par un énorme tuyau, pénètrent dans un long circuit de traitement, avec plein de machines complexes, puis sont rejetées dans la rivière, théoriquement moins polluées.

À qui appartient cette usine ?

À la communauté de communes. Mais elle était gérée, quand j'y travaillais, par la multinationale privée qui m'employait. C'était ce qu'on appelle une "délégation de service public" : les infrastructures sont publiques, mais elles sont gérées par un groupe privé qui reçoit en contrepartie une rémunération de la communauté de communes.

Quel poste occupais-tu ?

J'étais directeur d'exploitation, c'est-à-dire que j'étais responsable du bon fonctionnement de la station. Je dirigeais une équipe d'une quinzaine de personnes. Au total, l'usine employait une trentaine de salarié-e-s.

Combien de temps y as-tu travaillé, et pourquoi avoir quitté ce poste ?

J'y ai travaillé deux ans et demi, avant de démissionner en 2004. Je suis parti pour de nombreuses raisons. Je ne voulais plus cautionner des pratiques frauduleuses, je ne supportais plus l'ambiance au quotidien et je ne voyais plus de sens dans ce que je faisais.

De quelles pratiques frauduleuses s'agit-il ?

Le but de la station était de réduire le niveau de pollution biologique et chimique des eaux usées avant de les rejeter dans la rivière. Les objectifs à atteindre sont fixés par des lois, des normes très précises. Des pénalités financières sont prévues en cas d'échec.

Lorsque j'ai pris mes fonctions en 2002, j'ai rapidement constaté que la station fonctionnait mal. Le niveau de dépollution était médiocre, pour ne pas dire totalement inefficace certains jours. À la fin du premier mois, mes résultats étaient désastreux. J'ai pris des sueurs froides en regardant les résutats des années précédentes : depuis l'inauguration de la station il y a plus de dix ans, les normes étaient respectées tous les mois. Voilà que j'arrivais et que tout partait en vrille !

Comment a réagi ton directeur ?

Je suis allé le voir, piteux, ma fiche de résultats à la main. Il ne m'a pas enguelé, il ne semblait pas du tout inquiet. Il m'a encouragé à faire mieux. Pourtant, chaque jour ou presque, les résultats continuaient d'être mauvais. J'étais très inquiet, car je savais que la communauté de communes nous jugeait sur ces résultats, avec des bonus financiers très importants si on respectait les normes.

Je me démenais comme je pouvais pour essayer d'améliorer les traitements, mais je ramais. Je faisais face à de nombreux dysfonctionnements au sein de la station, des inerties, des problèmes de tous ordres. Ce qui m'étonnait le plus, c'est que personne ne semblait vraiment inquiet de ces mauvais résultats.

Comment a réagi la communauté de communes ?

C'est ça qui a commencé à me mettre la puce à l'oreille. Lorsque je rencontrais mes interlocuteurs de la communauté de communes, ils ne me parlaient jamais des mauvais résultats de la station. Et puis un jour, l'une des laborantines m'a dévoilé le pot aux roses.

Comment ça ?!

Ce que je n'ai pas encore précisé, c'est que nous disposions au sein de la station de notre propre laboratoire d'analyse des eaux. C'est normal, vu que nous avions besoin de ces analyses pour calibrer les machines, gérer et améliorer le process. C'est nous qui analysions les eaux, et nous qui fournissions nos résultats à la communauté de communes. Nous étions à la fois les contrôlés et les contrôleurs. Vous voyez le truc venir ?

Les chiffres transmis étaient truqués ?

Exactement. Le directeur de la station prenait la fiche de résultats que je lui transmettais, modifiait les chiffres pour que les normes soient officiellement respectées, et transmettait ces beaux résultats à la communauté de communes. Aux dire des laborantines, ce petit jeu durait depuis bien des années...

La communauté de communes n'y voyait que du feu ?! Ils n'analysaient pas eux-mêmes les rejets de la station ?!

Comme je vous l'expliquerai, certains responsables de la communauté de communes pressentaient l'entourloupe. Concernant les contrôles des pouvoirs publics, il y avait parfois des analyses ponctuelles. Nous disposions aux endroits-clefs de la station de préleveurs automatiques chargés de stocker des échantillons d'eau, à différents stades du traitement. Mais lors de ces contrôles, il s'agissait en quelque sorte d'une "photographie" à l'instant t de la station, pas d'une vue d'ensemble.

Par ailleurs, un technicien me confirmera par la suite qu'il truquait les prélèvements lorsque c'était nécessaire. C'était facile. Dès que la voiture du contrôleur se pointait, il suffisait d'aller rapidement vers les préleveurs automatiques et de remplacer les échantillons douteux par d'autres conformes aux normes. Ni vu ni connu !

Comment as-tu réagi en découvrant tout cela ?

D'un côté j'étais abasourdi, et de l'autre c'est comme si tout le fonctionnement de l'usine s'éclaircissait. La décontraction du directeur, l'absence de réelle mobilisation pour améliorer les traitements, la démotivation générale des équipes de terrain, le surnom de "poule aux oeufs d'or" par lequel certains hauts cadres de l'entreprise désignaient la station. Ma responsabilité juridique m'est également tombée sur les épaules. En tant que directeur d'exploitation, j'étais la personne responsable des résultats. Maintenant que je savais la réalité, j'étais impliqué.

Plusieurs choix s'offraient à moi : démissionner, dénoncer publiquement cette pratique, ou essayer d'y mettre fin en interne. Jeune ingénieur, je n'imaginais pas encore démissionner et flinguer ma carrière. J'ai contacté un avocat pour étudier la possibilité de dévoiler tout cela sur la place publique.

Mais nous avons rapidement constaté le manque de preuves matérielles : de toutes ces années de fraude, il ne reste que des chiffres virtuels. Il est impossible de conserver des stocks d'eaux usées, impossible de comparer des analyses du passé, impossible de prouver des pratiques journalières de fraude, à moins de multiplier les témoignages. Or aucun salarié n'allait oser parler, c'était clair, je serai seul. J'ai donc décidé dans un premier temps d'essayer d'améliorer le traitement, en bon idéaliste que je suis.

Et cela a marché ?

Tu parles ! Plus j'essayais d'optimiser le fonctionnement de la station, plus je réalisais la mauvaise conception de l'ensemble, plus je me heurtais aux difficultés organisationnelles, mais aussi, je le reconnais, à mes incompétences. La station avait ses habitudes, et ce n'est pas moi qui allait pouvoir changer ce bazar. Par ailleurs, je découvrais régulièrement de nouvelles fraudes...

Lesquelles ?

Par exemple, la station limitait sa consommation en produits coagulants, au détriment du process. Les produits coagulants, en l'occurrence du chlorure d'aluminium, servent à améliorer la décantation des matières organiques présentes dans l'eau. Théoriquement tous nos bassins de décantation devaient être alimentés en chlorure d'aluminum. Dans les faits, seuls les premiers bassins, ceux visibles lors des visites, étaient traités avec ces produits. Cela permettait à la station de faire des centaines de milliers d'euros d'économies.

Autre exemple, les emplois fictifs. Certains salariés officiellement employés à la station, et donc pour lesquels l'entreprise privée recevait une rémunération de la communauté de communes, travaillaient en fait ailleurs. Nous manquions donc de personnel. Bien des choses étaient opaques dans cette station, et je suis certain d'être passé à côté de plein de choses...

Autant dire que plus les mois passaient, moins je voyais de sens dans mon métier. De toute façon, même si la station avait respecté les normes, j'aurais fini par perdre le sens, car techniquement tout cela est insensé.

Pourquoi ?

Les stations de dépollution des eaux sont en réalité des stations de déplacement de la pollution des eaux. On essaye vaille que vaille d'enlever des matières organiques et chimiques de cette bouillie infâme où se mélangent les eaux de pluie, les eaux domestiques et des eaux industrielles.

Ce qui est capté, ce qu'on appelle "les boues d'épuration", sont ensuite concentrées, déshydratées et brûlées dans un immense four. Ce four rejette des particules toxiques, dont des métaux lourds dans l'atmosphère. Les cendres et les particules captées dans les filtres des cheminées sont ensuite stockées dans des décharges. Tous ces process consomment une énergie électrique faramineuse, des megawatts chaque année.

Certaines stations épandent directement les boues dans des champs. Mais une grande partie de la pollution part de toute façon dans les rivières. On ne fait que limiter la casse environnementale, mais on continue de polluer massivement les eaux, les sols et l'air.

Quel serait le plan B ?

Houlà, ce serait un vaste sujet, qui d'ailleurs me dépasse ! La première chose qui saute aux yeux quand on travaille dans ce type de station, c'est qu'il serait plus ingénieux d'éviter les pollutions à la source, d'arrêter de consommer et de polluer autant d'eau... Il me semblerait aussi nécessaire d'inventer des systèmes ingénieux et hygiéniques pour mettre en place des toilettes sèches en ville, pour nourrir les terres agricoles avec des matières organiques les plus saines possibles.

Ce sont des idées qui paraissent aujourd'hui totalement farfelues et inapplicables, et qui nécessiteraient de toute façon des changements de société profonds. Pourtant, quand on voit les millions d'euros injectés dans des stations aux résultats médiocres, on se dit qu'il serait possible d'inventer d'autres systèmes.

Jeter une grande partie de nos déchets et tous nos excréments dans l'eau, cela a permis d'améliorer l'hygiène des villes il y a un siècle. Mais aujourd'hui, le tout à l'égoût me semble une aberration technique et environnementale. Si vous voyiez ce qui arrive et ce qui sort des stations... Cette expérience professionnelle m'a rendu profondément écologiste.

C'est en constatant ton impuissance que tu as décidé de démissionner ?

Oui. L'entreprise venait de me proposer une promotion, mais je ne supportais plus l'ambiance triste de cette station, les collègues épuisés, blasés et déprimés, les conflits internes insupportables, les hiérarchies incohérentes, la grise banalité des rapports humains dans ce cadre capitaliste. Un jour j'ai pris rendez-vous avec les responsables assainissement de la communauté de communes, et je leur ai expliqué l'envers du décors.

Quelle a été leur réaction ?

Certains étaient stupéfaits, d'autres pressentaient tout cela. Mais ce que je leur dévoilais leur semblait au final bien peu de choses par rapport au scandale financier autour du contrat liant l'entreprise et la communauté de communes. Le contrat de 25 ans, initialement signé par un maire proche des milieux patronaux, était extraordinairement avantageux pour l'entreprise privée. Les bénéfices donnaient le vertige.

La communauté de communes s'efforçait depuis plusieurs années de modifier la donne. La bataille juridique était féroce et complexe. En ligne de mire, il y avait la volonté de mettre fin à ce contrat et de passer en Régie publique. C'est ce qui sera fait dix ans plus tard, et tant mieux. Suite à cet entretien, j'étais cependant soulagé, et j'ai posé ma démission.

Comment ont réagi tes collègues ?

Je ne leur ai jamais dit les raisons réelles de mon départ. Je ne voulais pas avoir de problèmes juridiques, je voulais de la légéreté. J'étais aussi, je crois, honteux d'avoir raté ma mission, d'avoir cautionné si longtemps ce système lamentable. La dernière image que je garde de cette station, c'est une collègue pleurant dans mes bras, me disant qu'elle aussi aimerait fuir ce travail déprimant, mais qu'avec ses crédits, la voiture, son train de vie, elle ne pouvait pas.

Qu'as-tu fait après avoir démissionné ?

J'ai d'abord pris une année sabbatique, en vivant sur mes économies. À l'époque j'étais marqué par le film-documentaire de Pierre Carles, Attention Danger Travail. Il m'a fait prendre conscience d'une chose fondamentale : depuis mon entrée à l'école jusqu'à cette démission, je n'avais jamais eu plus de deux mois de temps libre, au calme, pour réfléchir au sens de la vie. J'avais toujours été dans un rythme soutenu, les cours, les activités périscolaires, les études, les stages, les rapports de stage, puis le travail, des horaires intenses, avec seulement quelques semaines de congés par an.

La première chose que je voulais faire, c'était me poser, penser, prendre le temps de tisser des relations, prendre le temps de vivre avec mon amie, explorer de nouvelles activités, lire, marcher... J'ai ressenti un grand souffle de liberté, comme des grandes vacances qui ne finiraient jamais ! Peu à peu, au fil des mois et des expériences, le sens de ma vie a pris forme.

De quoi vis-tu désormais ?

Je suis allé vers une vie totalement différente de celle à laquelle j'étais formaté ! J'ai énormément lu, j'ai rencontré des personnes inspirantes, je me suis politisé, je me suis engagé dans des associations, j'ai participé et je participe encore à des luttes politiques...

J'essaye de résoudre cette équation que de nombreuses personnes tentent de résoudre : comment subvenir à ses besoins matériels avec une activité ayant du sens, tout en ayant suffisamment de temps pour vivre sereinement, passer du bon temps avec les personnes que l'on aime, et s'engager politiquement pour changer cette société ? Tout cela m'a amené à devenir paysan bio près de Grenoble, en consacrant une grande partie de mon temps libre à des associations.