Rencontre avec une ''déserteuse'' : Louise

25/10/2017
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ici Grenoble présente le cinquième volet d'une série d'entretiens avec des ''déserteurs'' et "déserteuses" de Grenoble. Des ingénieur-e-s, des fonctionnaires, des salarié-e-s qui ne voient plus de sens dans ce qu'ils font. Qui ne veulent plus cautionner des systèmes absurdes ou nuisibles à leurs yeux. Qui disent ''stop''. Qui claquent la porte. Ou qui préparent leur sortie en douceur...

Après Loïc, ancien responsable d'une usine de dépollution des eaux (frauduleuse) en Rhône-Alpes ; après Nicolas, informaticien en pleine transition hors de STMicroelectronics ; après Diane, ex réalisatrice de clips publicitaires à Crolles ; après Vanille, ex productrice vidéo dans une grande entreprise du CAC40 ; voici Louise.

Il y a quelques années, elle était chercheuse au CEA Grenoble. Désormais, elle a bien d'autres projets...

* * *

ici Grenoble : Dans quel secteur travaillais-tu à Grenoble ?

Louise : Jusqu'en 2015, je travaillais dans la recherche scientifique, dans le domaine des "énergies propres". J'ai fait des études en environnement, avec une spécialité en énergies. Je suis écolo dans l'âme depuis l'adolescence, mais aussi avec une certaine sensibilité scientifique. À travers mes études, je voulais contribuer à un monde plus respectueux de l'environnement.

D'où venait, si jeune, ta sensibilité à l'écologie ?

Je pense que cette sensibilité est venue au départ de mes parents. Ils votaient pour les Verts, et on en parlait à la maison. J'avais en quelque sorte compris que l'écologie était un sujet important. C'est ce qui m'a permis de m'y intéresser plus profondément par la suite, et de faire évoluer cette pensée.

Tu es donc devenue chercheuse en environnement...

Oui, j'ai poussé mes études jusqu'à la thèse. Pas en ligne droite : J'ai d'abord bossé un peu, réfléchi, ré-étudié... avant de passer trois ans au CNRS à creuser la question du stockage de l'hydrogène. Mon travail consistait principalement à élaborer des alliages métalliques, les tester au laboratoire, puis écrire des articles. J'ai ensuite passé un an et demi au Commissariat à l'Énergie Atomique sur des sujets similaires. J'avais été embauchée pour concevoir et réaliser un prototype de réservoir d'hydrogène. Mon travail se déroulait au sein d'un "consortium de partenaires", privés et institutionnels.

Cela te plaisait ?

C'était un travail globalement intéressant. C'était de la recherche appliquée, avec pas mal d'expérimentations. Je participais à des conférences internationales, avec beaucoup d'échanges stimulants. Cette richesse des relations entre collègues s'est nettement dégradée à mon arrivée au CEA... Mais ça, c'est une autre histoire.

Qu'est-ce qui te pesait le plus, au quotidien, au CEA ?

Petit à petit, j'ai pris conscience que mon activité n'allait pas servir mes convictions, mais qu'au contraire, elle s'y opposait chaque jour un peu plus. Au début, je croyais que le sujet sur lequel je travaillais allait apporter de réelles solutions aux problématiques énergétiques. Puis, au fur et à mesure que j'avançais dans mes recherches, je me rendais compte que je me confrontais à de nombreuses contradictions.

Lesquelles ?

D'abord, les systèmes sur lesquels je travaillais ne marchaient pas si bien que ça... Et puis, il fallait utiliser des matériaux fossiles, dont des terres rares, des métaux extraits de mines situées principalement en Chine, des ressources limitées dont l'exploitation pose de sérieux problèmes géopolitiques et environnementaux. Je réalisais alors qu'on ne faisait que déplacer le problème.

Je me suis également rendue compte que les thématiques de recherche suivaient de véritables phénomènes de mode. Dans les années 2010, si on veut des budgets pour ses recherches dans le domaine des énergies, il y a certains mots clés à ne pas manquer dans son dossier de financement : batterie au lithium, hydrogène, nano-matériaux...

Et comme les financements sont de plus en plus distribués par les industriels, ce sont eux qui contrôlent le développement de nombreux sujets de recherche. Au CEA, c'est flagrant. On va mener certaines recherches uniquement parce qu'il y a un juteux contrat avec un industriel. Peu importe si ces recherches ont un sens. On ne cherche donc pas l'honnêteté intellectuelle, mais davantage à se faire mousser.

Ensuite, il y avait le temps que me prenait ce travail. J'avais le sentiment de perdre mon temps derrière un ordinateur, de gagner de l'argent à faire quelque chose de pas bien utile pour l'humanité. Ma fréquentation des milieux militants n'a fait qu'accentuer le contraste entre mes aspirations profondes et la réalité que je vivais dans le monde du travail.

Tu travaillais sur la technologie hydrogène : Pourrais-tu en quelques phrases nous expliquer pourquoi cette technologie ne te semble pas très utile ?

L'hydrogène, en soi, pourquoi pas. C'est une manière intéressante de stocker de l'énergie dans certains cas. Dans le cas idéal, on produit de l'électricité à partir de sources renouvelables, on utilise cette électricité dans un électrolyseur pour produire de l'hydrogène à partir de l'eau, puis on stocke l'hydrogène le temps nécessaire (on peut même le transporter), puis on le réutilise dans une pile à combustible qui produira uniquement de l'électricité et de l'eau. Sur le papier, ça fait rêver.

Sauf qu'à chacune de ces étapes, on perd beaucoup d'énergie. Pour trois kWh d'électricité produite au départ, on n'en récupérera seulement qu'un kWh à l'arrivée. Chaque étape de ce cycle vertueux met en œuvre des systèmes de plus ou moins haute technologie, impliquant l'utilisation de matériaux fossiles et toute leur kyrielle d'impacts socio-écologiques. Actuellement en France, 95% de l'hydrogène est d'ailleurs produit par reformage de combustibles fossiles. Pour plus d'infos, je vous recommande cet article paru dans le journal Le Postillon : Hydrogène : désamorcer la pompe à conneries.

Ce raisonnement peut s'appliquer à de nombreuses technologies. Certaines personnes pourraient te rétorquer : "En attendant, on n'a pas mieux que l'hydrogène, et c'est le moins pire".

Soit. Mais ce que je trouve malhonnête, c'est de présenter l'hydrogène comme une technologie qui va sauver la planète et ses habitant-e-s. Ce qui est malhonnête, c'est de dire aux gens : "Ne vous inquiétez pas, grâce à l'hydrogène vous allez pouvoir continuer à vous déplacer en voiture autant que vous le voudrez."

L'hydrogène est juste une technologie de plus dans le monde de l'énergie, mais elle n'a rien d'illimitée ni de propre. Elle pourrait, à la rigueur, être moins sale, mais franchement c'est discutable... Elle pollue, mais à d'autres endroits et pas de la même manière. Tout cela est très bien pensé et mis en valeur pour nous faire oublier que l'essentiel est de se débrouiller pour réduire nos besoins, apprendre à se passer d'une bagnole, et arrêter de créer sans arrêt des nouvelles technologies innovantes pour faire marcher l'industrie et l'emploi.

À quel moment as-tu décidé d'arrêter tes recherches au CEA ?

L'envie de changer ne s'est pas réalisée du jour en lendemain. Quand on met un pied dans le monde de la recherche, on rentre dans un engrenage de carrière : thèse, plusieurs post-docs, éventuellement concours pour le public ou alors embauche dans l'industrie. Le plus dur, c'est d'expliquer à ses collègues pourquoi on ne va pas suivre ce schéma, et tenir bon quand on te fait remarquer que tu vas "gâcher ton doctorat". Ça parait évident comme ça, mais quand on est pris dans le système c'est pas si simple d'en sortir, car de nombreuses attentes pèsent sur toi.

Quel a été le déclic final ?

Je crois que ce qui m'a permis de renoncer à ce travail valorisé aux yeux de la société (c'est toujours un peu "classe" quand tu dis que tu es chercheuse), c'est de prendre conscience que je pouvais prendre les commandes de ma vie, que c'était à moi seule de décider ce que je voulais en faire, sans devoir prouver quoi que ce soit à qui que ce soit.

La fréquentation des milieux militants semble avoir eu un impact important dans ton choix de vie. Comment as-tu découvert ce milieu, par quelle porte d'entrée ?

J'ai commencé à fréquenter les milieux militants quand j'étais au lycée, notamment avec Attac qui avait un groupe "campus" là où j'habitais. Puis, pendant mes études, je me suis impliquée dans une asso étudiante assez "engagée". Après, je ne me suis plus posé la question : À mes yeux, c'était normal d'avoir une activité militante. Mais elle prenait plus ou moins de place selon les moments de ma vie.

Après avoir quitté le CEA, qu'as-tu fait ?

D'abord, j'ai pu profiter d'une bonne période de "chômage-sas-de-décompression". J'attendais le moment où j'allais m'ennuyer, mais plus ça allait et plus mes journées se remplissaient d'activités, principalement associatives, qui me portaient réellement : vie de quartier, bricolage, militantisme, donner des coups de main... Je me suis de plus en plus investi dans un mode de vie que j'ai choisi collectif.

J'avais aussi envie d'utiliser mes connaissances scientifiques à d'autres fins. J'ai donc travaillé sur un projet d'association pour l'autonomie énergétique. Parallèlement, je suis devenue prof au collège à temps très partiel. Ça me convient très bien et ça me plaît.

Quels sont plus précisément les objectifs de l'association pour l'autonomie énergétique ?

Le but de l'association Catalyse est de faciliter l'accès à l'autonomie énergétique en accompagnant par exemple des agriculteurs à auto-construire leurs systèmes. Par exemple, fabriquer un méthaniseur est quelque chose que l'on peut maîtriser à l'échelle d'une ferme, pour consommer son propre biogaz. L'idée générale est de se réapproprier des techniques permettant de produire de l'énergie, pour atteindre une plus grande autonomie vis à vis des énergies centralisées.

Es-tu également engagée dans des luttes politiques ?

Oui, et celle qui m'occupe beaucoup pour l'instant concerne la techno-critique. Les technologies prennent beaucoup trop de place dans notre société, et la foi qu'on leur confère pour "sauver le monde" me semble extrêmement dangereuse.

Quels ouvrages conseillerais-tu pour défricher ce vaste sujet ?

Le livre "Techno-critiques" de François Jarrige. Ce livre est très complet, il aborde le sujet sous un angle historique. Sur un exemple bien concret, celui de la technopole Lilloise (on y trouve beaucoup de similitude avec Grenoble) : "L'enfer Vert" de Tomjo. Et je termine par un classique, "La convivialité" d'Ivan Illich. Je recommande aussi vivement le film "Un monde sans humains" de Philippe Borel.

Suite à ta décision de quitter le monde de la recherche, comment ton entourage a-t-il réagi ?

Autour de moi, les gens m'ont plutôt comprise et se sont intéressés à mon choix. J'ai vu un certain nombre d'anciens collègues envieux de me voir partir, mais n'ayant pas le courage ou la possibilité d'en faire autant (la plupart évoquent les enfants à charge). Ma famille s'est montrée plutôt encourageante, ou du moins compréhensive. Je pense que ces réactions positives autour de moi étaient largement dues au fait que j'étais sûre de moi, et que je savais pourquoi je le faisais. Il n'y avait donc aucune raison d'essayer de me convaincre du contraire, c'était perdu d'avance.

Du point de vue économique, cela a du changer beaucoup de choses dans ta vie...

Non, ça n'a pas changé grand chose, car j'ai toujours vécu de manière assez sobre et avec peu de besoins. Disons que j'ai arrêté de faire des économies.

Quels sont tes espoirs pour la suite ?

Pour la suite, je ne suis pas inquiète. J'aime ma vie telle qu'elle se présente. Je suis bien entourée. Je travaille un peu, mais pas trop, et pourtant je me sens bien plus utile que dans ma vie antérieure. Je suis aux commandes. J'ai plein d'idées, de projets, d'envies de chose à faire.

Quels conseils donnerais-tu aux personnes qui souffrent dans leur travail, et qui hésitent à faire un "pas de côté" ?

Je dirais que le travail, au sens capitaliste et productiviste, ne devrait pas être le centre de nos vies. Et encore moins si ce travail est nuisible ! L'arrêt du travail n'est pas un gouffre dans lequel on tombe, mais il peut au contraire être une libération. On n'est pas obligé-e d'avoir un plan de carrière tout tracé, tout défini avant d'arrêter.

Beaucoup hésitent à lâcher leur job parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils feront après. En fait, ça se dessine petit à petit, ça évolue, et puis des fois il n'y a rien pendant un temps et ce n'est pas grave ! Il faut se laisser le temps. Mais tant qu'on travaille, on n'a pas le temps...